

Les crises digitales ne sont pas un phénomène nouveau, et il n'existe pas une mais plusieurs formes de crises digitales selon leur intensité, leur contexte, leur capacité de mobilisation, la sensibilité du sujet qui les a déclenché et son niveau de résonance chez la masse.
Nous confondons souvent entre moments de tensions ou d'irritation passagers et véritables crises, celles-ci ont des caractéristiques bien distinctives notamment, l'amplitude, la succession de micro-crises, le profil des acteurs en présence et la capacité à mobiliser des médias à forte audience, la durée, et la capacité à générer du changement dans l'environnement.
L'appel du boycott aux produits français d'octobre 2020, #boycottfrenceproduct est un exemple de crise digitale pour les marques concernées.
Lorsque les facteurs cités sont réunis, nous parlons véritablement de crise digitale, et à travers notre observation de ces phénomènes depuis quelques années, nous distinguons huit (8) moments distincts dans leur déroulement
Cette modélisation est le pur produit de nos analyses et observations, nous monitorons les crises dans le cadre de notre activité de social media monitoring, de social listening et de suivi de e-réputation des marques que nous pratiquons depuis de nombreuses années, et nous accompagnons plusieurs marques sensibles dans la gestion de leur stratégie de communication de crise.
1 - L'apparition :
Une crise peut surgir sans aucun élément annonciateur préalable, c'est ce qui rends les crises digitales imprévisibles et difficiles à éviter.
Selon le facteur déclencheur, une crise apparaît avec un niveau d'intensité et de propagation très variable selon les situations, elle peut prendre au bout de quelques heures, comme elle peut rester en gestation quelques jours avant de démarrer réellement.
Lorsqu'une crise démarre sur les ruines d'un sujet ancien, ayant fait l'objet de plusieurs tentative de lancement sans succès, il faut rester prudent et ne pas toujours croire qu'elle est vouée à l'échec comme les tentatives précédentes, nous avons vu beaucoup de cas où il a fallu plusieurs essais dans le temps avant de réunir les conditions favorables à une propagation massive (le boycott d'une marque d'hydrocarbures au Maroc en 2018 est une bonne illustration de ce phénomène).
Si vous disposez d'un système de veille régulier et correctement dimensionné, vous serez toujours en mesure de détecter le départ d'une crise à temps, il vous appartiendra d'apprécier le potentiel d'évolution de l'étincelle de départ dans le contexte de survenance.
Si le sujet déclencheur porte en lui une forte charge émotionnelle et a la capacité à toucher la sensibilité des masses, il est fort probable que cette phase d'apparition soit suffisamment visible pour vous obliger à réagir vite.
Cette première phase peut être spectaculaire ou au contraire, quasi invisible si vous ne suivez pas les bruits faibles de votre activité et de votre environnement, quelque soit la manière de sa survenance, elle annonce le début d'un cycle de crise à gérer.
2 - La distorsion :
De notre modeste observation sur quelques années, il n'y a pas de crise s'il n'y a pas de distorsion.
La distorsion est le phénomène qui prépare à l'adoption de la crise par plusieurs segments de la population dans la mesure où il prépare un terrain favorable aux multiples interprétations potentielles du phénomène en cours, et qu'il ouvre la voie à une augmentation accélérée du recrutement d'intéressés et d'acteurs actifs autour du sujet de la crise.
Pendant cette seconde phase, l’information initiale subit des changements de consistance et de sens au fur et à mesure du temps (des minutes, des heures ou des jours selon la nature de la crise), soit par effet de manipulation volontaire, soit par effet de distorsion naturelle due au passage de l’information par plusieurs mains dans le cycle de diffusion, et par l'effet naturel d'interprétation différenciée selon les trames culturelles, émotionnelles et perceptuelle de chacun dans la chaîne de propagation.
Lorsqu’il est volontaire, ce mécanisme se fait par un travail d’orientation de l’attention des gens sur une partie du contenu sans leur laisser la possibilité de prendre du recul dessus pour se faire leur propre idée, l’objectif étant d’annuler leur capacité de lucidité et de libre arbitre : reprise en boucle de séquences extraites du contenu, remontages orientés, opérations de tir groupés de diffusion etc.
Les contenus issus du processus de distorsion évoluent selon l’état du terreau dans lequel elles vont évoluer et grâce notamment à quelques mécanismes humains naturels décrits dans les neurosciences :
- La flemmardise intellectuelle : je reproduis tel quel sans me poser de questions, sans vérifier, je prends le sujet sans prise de recul et j'alimente le cycle de propagation
- Le raisonnement motivé : je n'aime pas la "victime", c'est une bonne occasion pour l'enfoncer, même si le sujet me paraît "gros" et en décalage avec ce que je crois, mais l'occasion est trop bonne
- L’illusion de la connaissance : je crois comprendre les enjeux du sujet, et je m'inscris dans le processus de partage et de contribution, même si en réalité, je ne connais qu'une petit partie de l'enjeu et que je risque de me tromper sur l'ensemble de la ligne
- Le besoin d’exister : le m'associe à un sujet pour émerger ou pour consolider une image et une position, le fonds m'importe peu, mais l'occasion est trop belle et je ne la rate pas
- Etc...
Typiquement, lorsque les "faits" consubstantiels au sujet sont occultés et que de nouveaux éléments sont produits ou mis en valeur et poussés en termes de diffusion et de propagation, la crise est dans sa phase de distorsion, et de l'amplitude et de la nature de cette distorsion dépendront les phases en aval de la crise.
C'est une phase très critique à laquelle il s'agit d'apporter une attention analytique très particulière pour comprendre de quoi la crise porte véritablement le nom et pour commencer à travailler sur les hypothèses de gestion de crise.
3 - L'amplification :
Cette phase annonce généralement l’accélération de la propagation, elle n'arrive pas de manière chronologique après les deux premières, elle peut les accompagner pendant leur développement, nous l'isolons en tant que phase pour en analyser les paramètres simplement.
Dans cette phase, ce qui est intéressant à comprendre au delà de la mesure de la propagation et des métriques d'évolution, c'est le profil des acteurs en action et qui expliquent le niveau d'amplification mesuré.
Cette phase connaît généralement une effervescence particulière, le plus grand nombre de contenu y est produit, la plus grande fréquence de diffusion y est observée, et le plus grand nombre d'acteurs mobilisés, volontairement ou involontairement y sont actifs.
C'est la phase critique de recrutement en masse pour alimenter et faire grossir la crise.
L'épicentre des protagoniste est identifiable pendant cette phase, et l'on commence à distinguer le "qui est réellement derrière" lorsqu'on dispose des outils d'analyse adéquats et de la connaissance de l'environnement de la crise.
Cette phase est assez déterminante dans le niveau d'une crise digitale, lorsque les sources de diffusion et de production de contenu d'alimentation ont des puissance d'audience fortes, et si le sujet a bien été "tricoté" pendant la phase de distorsion, la crise prends à tous les coups.
4 - La récupération :
Si vous avez vécu ou observé des crises digitales de grande ampleur, vous avez probablement vécu des moments de confusion et le sentiment de passer de crise en crise dans une journée ou dans un cycle court sans forcement comprendre avec clarté ce qui se joue dans la crise, puisqu'elle change de consistance régulièrement et que de nouveaux sujets apparaissent pour l'orienter différemment.
Dans la réalité, il n'y a pas de crise unique, mais une succession de crises qui se suivent et qui sont souvent le produit de l'intervention, en plus des acteurs initiaux, de mouvements de récupération qui profitent du contexte pour régler des comptes ou pour gagner du terrain sur des sujets.
Ces "récupérateurs" n'interviennent pratiquement jamais en début de crise, ils observent et attendent le moment propice pour intervenir, le moment où le feu a déjà pris et où il est facile de brûler beaucoup de terrain sans se compromettre, l'occasion de torpiller un concurrent ou un rival est trop bonne, et le fait qu'il soit affaibli par la crise est utilisé pour l'enfoncer.
Ces mouvements de récupération sont facilement visibles dans le monde politique lorsqu'un acteur politique est touché.
Si les quatre premiers moments ont été intenses et rythmés, et si les facteurs déclencheurs ont un potentiel de recrutement massif, à ce stade, le tipping point (point de non retour) est atteint et la crise est partie pour s'installer pour un bon moment.
5 - L'adoption massive :
Le sujet de départ ayant été distordu suffisamment pour en faire "plusieurs sujets" susceptibles de toucher plusieurs communautés de pensée et de croyance, ayant été amplifié, repris et propagé à travers un maillage dense d'acteurs aux motivations diverses, la crise recrute en masse et rentre dans sa phase d'adoption massive par des profils qui ne l'ont pas forcement suivis depuis le départ, et qui ont été sensibles à d'autres éléments "fabriqués" en cours de route et sans lien avec le sujet de départ...le mouvement de foule est alors en marche et il ne fera que grossir jusqu'à atteindre son optimum.
La contagion émotionnelle produit son effet, de nouvelles "normes de groupe" se mettent en place et une dynamique de foule se produit.
Les normes qui s’élaborent dans un groupe ou dans une communauté dans ces contextes, sont souvent sans conscience claire, ni recul critique, et ne sont pas fondées, la plupart du temps, sur des critères de vérité, ou de justesse, elle sont stimulées par une dynamique inconsciente d'appartenance qui consolide momentanément les liens entre les individus du groupe et qui les fait cheminer dans le même sens pendant la durée de la crise.
Lorsque ces normes sont fixées, il est difficile de faire accepter par le groupe des conduites individuelles divergentes, la différence devient alors transgression et entraîne des représailles et l'esprit critique est "mis au placard", si tant est qu'il existe en quantité suffisante en temps normal dans un groupe ou une communauté.
A ce moment du cycle global de la crise, les gens se mobilisent, sans forcément être en mesure d’expliquer pourquoi précisément, un ou plusieurs éléments du contenu auquel ils ont été exposés ont raisonné dans leur esprit, et ont contribué à annihiler leur lucidité et leur capacité de discernement.
A partir de là, un nouveau phénomène apparaît, donnant lieu à une nouvelle phase de la crise digitale, la fermeture de l'écoute.
6 - La fermeture :
Conséquence logique de l’exposition aux différents cycles décrit précédemment, les gens se ferment à toute argumentation rationnelle à ce stade, et quoi que dise l’attaqué, les gens sont prédisposés à en douter et à rejeter ce qu’on leur présente, c’est une phase de très haute suspicion où les phénomènes de foule et de solidarité de groupe s'expriment pleinement.
A ce stade, les jeux sont faits comme disent les joueurs.
Toute tentative d’influencer l’opinion publique à ce moment est décodée et alimente la dynamique de fermeture et de suspicion, et toute communication de l’attaqué, ne fait que renforcer les « croyances » installées à ce moment, et à renforcer le sentiment « d’agir à juste raison » contre l’attaqué.
Nous avons observé beaucoup de marques et de personnalité agir à contre-sens de la logique à adopter pendant cette phase, des marques qui ont tardé à réagir et qui ont déroulé des actions et argumentation rationnelles pendant cette phase où l'écoute était déjà fermée malheureusement n'ont fait qu'alimenter la crise et contribué à la phase d'inertie suivante.
Leurs idées étaient bonnes pour beaucoup, mais leur momentum était raté.
7 - L'inertie & les rebonds :
Recrutement des derniers retardataires sur le sujet ou les sujets de la crise, maintient de l'intérêt pour la crise sans nouveaux rebondissements particuliers, la crise rentre dans sa phase d'inertie.
Cette phase d'inertie peut durer quelques jours ou quelques semaines, pendant laquelle la démobilisation de la masse commence à se faire sentir, mais qui n’est pas brutale et immédiate pour autant, elle prends du temps jusqu'au délitement total du mouvement
Les protagonistes et les récupérateurs essaient généralement par tous les moyens de maintenir l’intérêt de la masse, et commencent eux même à perdre en intérêt et en confiance dans leur argumentation et approche.
S’ils disposent d’éléments fortement raisonnants, ils peuvent générer des rebonds d’intérêt, mais tendanciellement, la crise est en dynamique de fin et c'est le moment de commencer à dresser le bilan et à modéliser les causes et les conséquences pour se protéger contre une éventuelle répétition dans le temps.
8 - Le délitement :
La phase tant attendue et tant espérée par les attaqués, le délitement et la fin de la crise.
A court de paille ou de munitions, la crise entame son cycle de fin et disparaît pour laisser place à de nouveaux sujets d'attention chez les gens, c'est le moment de réfléchir au nettoyage des traces sur la réputation si la marque ou la personnalité attaquée en a encore la force, une crise sévère secoue violemment tout le système émotionnel et rationnel, et on n'en sort pas toujours sans séquelles.
Vous comprendrez bien que ce que nous décrivons ici corresponds au cycle des crises d'une certaine ampleur et non aux petites crisounettes qui font le quotidien de la vie des marques et des personnalités depuis le développement et la massification des réseaux sociaux.
Certaines phases sont plus déterminantes dans la compréhension et dans l'action pendant les crises, la gestion de crise n'est pas une simple affaire d'outils et de métriques, ce moment paroxystique chamboule les équilibres existants et nécessite une approche Multi-dimensionnelle pour être traité.
En crise, le premier enjeu est de toujours comprendre de quoi la crise porte véritablement le nom avant de s'engager dans des pistes d'action et de réaction, et ceci exige une forte sensibilité à l'environnement et une capacité avancée de décodage de la réalité observée pour pouvoir décider en connaissance de conséquences potentielles.
Le second enjeu est de pouvoir se situer justement dans le moment de la crise pour anticiper la suite et utiliser les bons filtres d'analyse, et c'est l'objet de cet article que nous espérons avoir été éclairant et utile pour vous.
Le troisième enjeu pour les personnes en charge de la stratégie de communication de crise est de savoir gérer les besoins de leurs dirigeants pour les accompagner dans leur processus décisionnel en temps de crise, et c'est ce que nous présentons en détail dans cet article si cela vous intéresse d'aller plus loin.